Chapitre neuvième

Mon éloignement de la cour a été cause que l’on a fait aussitôt courir le bruit de ma mort. Une poésie latine ne tarda pas à me glorifier.

 

Vixi mono regibusque gratus

Solo hoc homine, viso num futurus

Regum morio sim Jovi supremo

 

(Fou, j’ai vécu et fus chéri des rois

Uniquement à ce titre

Puissé-je à l’avenir devenir

Le fou de Jupiter, le plus grand des rois)

 

J’ai vécu fou et cher aux rois par ce seul nom ! Alors, lorsque l’on est le fou du roi, n’est-on pas devenu celui de Dieu ?

Je suis tellement loin à présent des intrigues égocentriques, de l’arrivisme, de la servilité, des galanteries, de l’autosatisfaction des imbéciles, de la futilité, de la cupidité, des friponneries et des mensonges. Je ne demande plus qu’à partir, à laisser toute cette insignifiance derrière moi pour aller rejoindre ceux que je sais authentiques.

Oui, il est grand temps pour moi que la camarde vienne me chercher. Je l’attends de pied ferme ; j’ai toujours un peu vacillé, c’est la faute à mes jambes tordues mais je suis sûr que je vais trouver mon véritable équilibre dans la mort.

La puissance de la tendresse de l’amour paternel aurait sûrement fait de moi un autre homme, un homme tout simplement, avec les sentiments de tout le monde. Si seulement j’avais su les exprimer ! Je n’ai jamais dit « je t’aime » et on ne m’a jamais dit que l’on m’aimait, mais aurais-je seulement permis que l’on me le dise ?

Clément Marot dans la deuxième épître du « Coq à l’âne » écrit que « Triboulet a frères et sœurs ». Évidemment, les hommes sont tous fous mais ma folie n’était pas celle du commun des mortels ni même celle de la mégalomanie des dictateurs. Non, je n’ai été qu’un libre esprit qui cachait, sous les apparences de la folie ou de la sottise, les hardiesses de mon bon sens. J’étais « le plus vray sot qu’oncques forgea Nature ».

J’aurais pu avoir de bonnes raisons d’être plus méchant que je ne l’ai été. J’aurais eu au moins trois raisons qui m’auraient donné le droit de haïr :

— Haïr le roi parce qu’il est le roi.

— Les seigneurs parce qu’ils sont les seigneurs.

— Et les hommes en général parce qu’ils n’ont pas tous une bosse sur le dos.

Ah ! Je ne t’ai pas dit, mais je bois du vin à présent et même en grande quantité. Est-ce à cause de l’ami Rabelais ? Il ne doit pas être étranger à ce que je trouve maintenant réconfort et oubli dans la dive bouteille.

« Teintez-vous, rouges-nez à la bouteillerie ! Chargez flacons, faites emplir tonneaux de vins de Beaune ou bien d’Artois. »

Étais-je dans les hallucinations vinicoles ou bien étais-je dans la lucidité la moins avinée quand j’ai entendu les trompettes et les cors de la chasse royale qui passait au bout du champ jouxtant ma maison ? Ai-je rêvé quand mon roi descendit de sa monture pour venir me serrer dans ses bras et s’enquérir de ma santé ?

La chasse passa effectivement avec le roi à sa tête mais il n’eut pas l’ombre d’un regard vers le petit bossu planté devant sa maison qui resta de longues heures dans la même position bien après que la chasse se fut éloignée. Mon cousin n’a pas seulement daigné me faire un signe de la main ni jamais songé à s’enquérir de ce que j’étais devenu, alors que nous nous étions côtoyés durant plus de trente ans !

 

Les fols sont roys, les roys sont fous

couronne ou bonnet verd en teste

sceptre ou marotte pour la feste

ensemble mieulx que chiens et loups

roys et fols de guerre et de chasse

fols sont roys de qui les pourchasse

donc fols sont roys et roys sont fous.

 

Tout cela n’est que justice : je n’ai jamais vraiment aimé les gens, maintenant ils m’indiffèrent, alors pourquoi me porteraient-ils un quelconque intérêt ?

Mon habit de bouffon n’était pas une défroque accidentelle, c’était en quelque sorte ma seconde peau. Je l’ai brûlée et ma chair est à vif.

Je vais mourir tout seul. N’est-ce pas le châtiment suprême ? Mourir seul après avoir été adulé, craint, haï et n’être plus rien. Qui pense à moi à présent ? Comme dit justement un des dictons qui se sert de mon nom :

 

Je ne m’en soucie comme de Triboulet.

 

Dans un sens, mon existence a été un échec : toute cette vie tourbillonnante pour me retrouver seul et abandonné dans cette masure au milieu des champs. Moi qui ne cherchais qu’à m’épanouir dans le silence, je devrais être heureux.

Je n’ai plus qu’une seule distraction quotidienne, c’est une promenade qui me mène invariablement dans le petit cimetière perché sur la colline au bout du village. Je lis les inscriptions gravées au bas des croix et sur les pierres tombales. Toutes disent les vertus de droiture, de bonté, de courage, de fidélité qui ont animé ces corps du temps de leur vivant. Je me suis toujours demandé où étaient enterrés les menteurs, les scélérats et les infâmes… !

À force d’avoir vu tellement de gens mourir, il n’est pas bien étonnant que la vie n’ait plus une grande attirance pour moi.

Une fin de journée, assis sur mon petit muret de pierre, lieu privilégié de mes réflexions quotidiennes, je m’amusais à bousculer dans ma tête des images qui se superposaient : Louis XII, le maréchal de Gié, Anne de Pisseleu, « mon cousin », Anne de Bretagne, Nicolas, Rabelais, Le Vernoy, Machiavel, la reine Claude, Chailly et Herbault, ma matrone, quand survint un événement qui restera la seule énigme de ma vie jamais résolue.

Un jeune homme de belle physionomie âgé d’une vingtaine d’années, superbement vêtu, monté sur un beau cheval noir, s’arrêta devant moi et, sans descendre de sa monture, me regarda longtemps avant de me demander :

« Vous êtes le sieur Triboulet ?

— Ce qu’il en reste, oui.

— Ma mère m’a souvent parlé de vous.

— On parlait beaucoup de moi il y a un certain temps. Qui était votre mère ?

— Quelqu’un de bien, tout comme vous.

— Je vois que vous me connaissez mieux que moi.

— Puis-je vous être d’une aide quelconque ?

— J’allais vous faire la même demande.

— Je passais par hasard dans la région et j’ai appris par les gens du village voisin que vous demeuriez ici. Je suis venu vous saluer en souvenir de ma mère.

— Comment se porte-t-elle ?

— Elle a rendu son âme à Dieu il y a plusieurs années. Vous exerciez le métier de bouffon, n’est-ce pas ?

— C’était un métier dont j’ai fait un art. Vous vous rendez à la cour ?

— Non, je vais à Nantes où j’ai un commerce sur le port. Je vends des marchandises par-delà les mers.

— Qu’exportez-vous ?

— Des plantes aux vertus médicinales.

— J’ai bien connu une femme remarquable qui fabriquait ce genre de médecines extraordinaires. C’était dans un fort long temps. »

S’installa alors un lourd silence rempli d’émotion puis le jeune homme me salua, me dit qu’il avait été ravi d’échanger quelques mots avec moi et souhaita que Dieu me garde en son infinie bonté.

« Comment s’appelait votre mère ? » lui demandai-je tandis qu’il piquait son cheval qui partit à bride abattue. Je ne peux l’affirmer, les bruits des sabots couvraient presque la voix du jeune homme, mais j’ai cru l’entendre crier :

« Rosa Caron ! »

Je suis resté plus d’une heure le regard sur l’horizon où les sabots du galop de son cheval avaient fait lever la poussière de la route. Et j’ai rêvé de ce beau jeune homme en imaginant qu’il était peut-être mon fils, tout en sachant que c’était impossible. À maintes reprises, ma matrone m’avait répété qu’elle prenait une décoction propre à l’empêcher d’enfanter à chacun de nos accouplements, se refusant à mettre au monde le produit de nos turpitudes.

« Il y a assez d’un laideron sans vouloir en mettre au monde un autre, encore plus laid », disait-elle en me désignant.

« Et si nous avions le malheur de faire un enfant, ce ne pourrait être qu’un monstre », ajoutait-elle.

Et si ma matrone, lors de notre dernière « entrevue chevauchante », n’avait pas pris ce jour-là sa « potion de désenceintement » ? On n’a jamais su ce qu’elle était devenue. Elle avait quitté son antre au fond de la forêt sans laisser aucune trace. N’était-elle pas partie très loin pour aller accoucher et donner naissance à notre fils ? Ce pourrait être l’explication de sa disparition, mais les pensées d’un homme seul deviennent vite élucubrations et je suis vite revenu à la raison : ce beau jeune homme ne pouvait être mon fils, il est si beau et je suis tellement laid. Il valait bien mieux que cela ne fût pas : aurait-il tiré fierté d’avoir pour père un pitre ?

Je ne m’étais jamais séparé de la fiole que ma matrone m’avait donnée la dernière fois que nous nous étions vus et je me doutais que son contenu servirait à m’aider à quitter ce monde le jour où mes souffrances morales et physiques seraient devenues insupportables, ou bien le jour où j’aurais atteint les limites de la lassitude et de l’ennui. Je n’avais qu’à me coucher tranquillement sur mon lit avant de l’avaler à petites gorgées. La mort serait alors bien obligée de venir me chercher. Elle serait sûrement furieuse, elle déteste qu’on prenne la décision à sa place ; elle aime surprendre et non qu’on la surprenne et puis elle ne supporte pas que l’on parte sans souffrir un minimum, mais j’avais pris la décision de devancer son appel.

Le lendemain matin, je me suis levé bien avant que le soleil ne brille trop fort, je me suis gratté consciencieusement les parties génitales et le cul, j’ai lâché deux gros pets libérateurs tout en arrosant l’herbe de mon urine matinale et après avoir brûlé mon regard dans le doux feu des premiers rayons du soleil, je suis retourné me coucher et j’ai attrapé la petite fiole que j’avais posée sur le tabouret près de mon lit. J’ôtai la cire qui entourait le goulot avec la pointe de mon couteau et je bus lentement le contenu. Le liquide descendit comme une traînée de velours dans mon estomac, me laissant un goût de violette. Je sentis une chaleur qui me réchauffa les entrailles et me laissai glisser avec délice dans la torpeur qui m’envahissait doucement.

Je pensais que mon corps se redresserait en accueillant la mort mais je me sentais toujours tout cabossé et tout meurtri. Naître laid, vivre laid, passe ! Mais mourir laid : ce n’est pas ce qui s’appelle finir en beauté ! Il y avait chamboulement dans ma tête, comme s’il fallait que je me presse à dresser le bilan de mon existence.

Amuseur imprévisible et dérisoire, fantaisiste et capricieux, provocateur et sage, confident, conseiller, révélateur, amuseur drôle au regard changeant, incisif ou hagard au gré de l’invention, spectateur des réalités avec un grand recul, émetteur d’une vision qu’on ne voit pas, qu’on ne peut pas voir ou mieux qu’on ne veut pas voir, pitre lucide, intégré et opprimé à la fois, travesti de l’esprit spirituel, critique acide de l’autorité absolue, irrespectueux et insolent, calculateur, astucieux et habile, incohérent, illogique, démesuré, malin, dérangeant, alambiqué, grossier et raffiné… À quoi bon faire mon panégyrique ? Rabelais l’avait mieux fait que moi.

Mille questions tournaient dans mon cerveau qui n’avait plus la célérité des pensées qui avaient fait ma réputation. Étais-je un innocent démon ou un animal divin ?

Je fus le complice des rois que je poussais parfois en mal et victime de ceux qui, avec le roi, s’amusaient de mes farces. Ma vie a été traversée par la contradiction où ma duplicité était évidente et que je me devais d’entretenir. Ce double, partie intégrante de moi-même, m’incitait constamment à me révéler soit par le comique, soit par le tragique.

La suprême justesse de mes propos amorçait parfois un doute sur ma folie d’esprit simple qui fait simplement rire. Il ne faut jamais oublier que je risquais ma tête à chaque instant mais mon impunité était limitée au bon gré de celui qui me l’avait généreusement accordée et qui pouvait, selon son humeur du moment, me l’ôter en même temps que la vie. Ma vie, une vie de funambule dont je viens de décider de couper le fil !

Ma laideur et ma difformité étaient des critères rassurants pour devenir l’objet des dérisions qui m’ont toujours blessé. Mon but n’est pas qu’on me plaigne, j’ai toujours été assez solide pour endurer les humiliations et les souffrances sans avoir besoin du baume de la compassion. J’ai su m’endurcir au mal pour supporter l’insupportable.

Mon sort était enviable aussi bien par la position que par les richesses dont on m’a comblé. Je fus royalement entretenu aussi bien que protégé mais toute gloire mérite châtiment et mon châtiment a été d’être sans cesse minimisé. Beaucoup se sont profondément mépris sur moi ; moi j’ai toujours eu le plus profond mépris pour eux et ce mépris perdure encore.

Tu crois que l’éternité donne le repos ? Il faut croire que non puisque j’ai senti le besoin pressant de revenir me réhabiliter auprès de toi.

Je reste tout de même le bouffon le plus connu de toute l’Histoire avec un grand H. Bien sûr, j’aurais pu tenir un journal en y consignant toute l’épopée de ma vie et de mes rencontres. Mais à quoi bon puisque je viens de t’en raconter une grande partie, même si elle ne représente pas la moitié de tout ce que j’ai vécu !

J’en connais peu qui ont eu le privilège de pouvoir revenir de l’au-delà mais j’étais persuadé que l’on m’en donnerait l’occasion et quand je t’ai entendu m’appeler, j’ai saisi ma chance.

Je n’ai pas été obligé de sortir de ma tombe, heureusement ! Mon squelette doit être si tordu qu’il serait rapidement tombé en poussière.

Je te sais gré de m’avoir fait revenir avec ce corps de marionnette qui se dresse au bout de ta main. Et si je n’avais été qu’une marionnette de chiffons ?

J’avais le sentiment désagréable que tout ce que j’avais accompli était totalement inutile. Je n’ai peut-être pas eu la vie que je méritais. Quand je lisais les exploits des Chevaliers de la Table ronde, je me disais que j’aurais dû naître dans le corps de Lancelot, j’aurais voulu être beau, avoir du charme, ne pas être obligé d’être drôle. « Beau, beau, beau et con à la fois ! » Pourquoi pas ?

Je rêvais de beauté, de grâce et de douceur, pas de luttes, d’efforts et de simagrées. On désire toujours ce que l’on n’a pas ; je serai donc l’éternel insatisfait qui s’est satisfait de sa vie. J’étais né mélancolique et ma gaieté n’était que fabrication. Je me suis forcé à faire rire. Je vais retrouver ma vraie nature comme si la mort était mon meilleur destin. Ma vie n’a été qu’une mascarade. J’ai fait vivre un être qui m’était totalement étranger et pourtant je l’ai supporté et même accepté pendant près de soixante ans.

J’ai été l’acteur de ma vie sans cesse en représentation, j’ai joué ce personnage qui a fini par être moi-même (une partie de moi-même ?), en modelant mon caractère à la perfection.

On peut m’accuser de mystification mais je me prenais tellement au jeu que je ne savais plus où était la réalité. Je cherchais surtout une certaine dignité dont on ne m’a jamais revêtu.

Étais-je un simulateur ? Mystère du miroir dans lequel je ne pouvais pas me regarder mais qui me permettait de forcer les autres à se voir tels qu’ils étaient. J’étais moi-même un miroir déformé mais qui renvoyait les images impitoyables de la réalité. J’ai remué la vase au fond des eaux dormantes. J’ai un pied dans la tombe et je ne suis pas loin de passer l’arme à gauche mais je garde ma folie, elle est à moi. C’est elle qui m’a rendu unique.

Les humains ont tendance à mélanger ce qu’ils appellent la folie et les fous. Le véritable fou ne s’aperçoit pas qu’on se moque de lui. Il y a de l’innocence dans la vraie folie et de l’innocence, on passe aisément à la niaiserie, à la bêtise, à ce que vous nommez si justement à présent : la connerie. Vous allez même jusqu’à organiser des dîners pour vous moquer d’un con, moi ça me couperait l’appétit.

Pourquoi m’avait-on marqué du sceau de la différence ? Comment un si joli esprit a pu se loger dans un si vilain corps ? Si l’on me donnait le choix de rejouer mon existence, je voudrais avoir ce corps harmonieux dont j’ai tant rêvé mais je voudrais garder mon esprit tel qu’il était. Beau, beau, beau, mais brillant à la fois !

La gloire me serait indifférente et je n’aurais de plus forte ambition que de vivre heureux, peut-être avec femme et enfants. Dieu aurait pu me faire la grâce de me rappeler plus tôt. À quoi ont servi ces dernières années ?

À ressasser tous mes souvenirs, à me rendre compte de mon inutilité et de ma solitude, sans amour, sans femme, sans enfants, sans plus aucune passion qui m’anime.

J’ai dû faire beaucoup de mal pour mériter un tel châtiment ! Mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même, je me suis condamné à mourir seul et je meurs dans l’incompréhension, dans la plus complète indifférence, mais j’avais trop de souvenirs pour rester muet dans ma tombe et tu m’as ressuscité. Je viens de renaître en me livrant à toi. Toi aussi, tu te sens abandonné par ta femme et par ton métier, tout cela n’a pas grande importance. Tu as fait ton chemin. Il faut savoir partir au bon moment.

Comme moi, tu as su faire rire, donc tu possèdes quelque chose de plus que les autres qu’on ne te pardonnera jamais. C’est pour cela que tu paies en ce moment une lourde addition, mais console-toi en te disant que ceux qui n’ont pas connu le plaisir absolu d’amuser, de déclencher les rires, de goûter ce bonheur extrême, cet orgasme supérieur, ceux-là ne seront jamais que des pantins, des bouffons peut-être, mais sans âme et sans talent ; sans ce génie qui est le nôtre. La vis comica. Le rire sortira éternellement vainqueur.

Tout le monde en est conscient. L’Église, les politiques, les intellectuels, tous ont craint le rire et l’ont montré du doigt. On a même tué, exécuté en son nom. Maintenant, même les gens sérieux se servent du rire, de la dérision comme d’une arme redoutable. Tous veulent s’y mettre et y vont de leur bel instrument, mais ils auront beau faire, leur musique sonnera toujours faux parce que leur diapason n’est pas parfaitement accordé au ton de la sincérité.

À mon époque, beaucoup d’enfants sont mort-nés, moi j’ai toujours été mort-vivant, dans une mauvaise peau, dans un mauvais rôle et pourtant j’ai été utile à la société au milieu de laquelle je m’étais fait une place qui ne pouvait qu’être la mienne. J’ai été le confident de deux rois parmi les plus puissants, j’ai croisé des gens exceptionnels, j’ai eu l’amitié, sinon la considération de Thomas More, d’Érasme et de Rabelais, Victor Hugo et Verdi m’ont immortalisé dans deux chefs-d’œuvre, je suis devenu une création digne de Shakespeare, je me devais de revenir me confier à quelqu’un comme toi.

D’après la liste de Porphyre, j’étais à moi-même les cinq universaux, le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident. J’en suis venu à penser tout ce que je disais. Un homme issu de la boue qui ravit la parole aux grands et aux princes, un moins-que-rien qui a l’oreille royale, ça vaut la peine qu’on lui prête quelque attention, non ?

J’avais parfois la satisfaction de représenter le peuple, de pouvoir dire les vérités qu’il n’aurait jamais pu marmonner sans être réduit sur-le-champ au silence.

En apostrophant les grands, en leur crachant leurs défauts au visage, en les humiliant tout en les faisant rire, en les faisant réfléchir en les distrayant, je me révoltais contre un milieu dont j’étais le complice et la victime. Je restais en opposition constante jusqu’à atteindre parfois l’intensité de la violence.

Je me suis pris pour Momus, le bouffon des dieux de l’Olympe, fils de la Nuit, dieu de la moquerie et de la critique, en même temps censeur des mœurs divines, toujours représenté masque levé et marotte à la main, symbole de la folie.

J’ai sacrifié toute mon existence en portant la lourde charge d’égayer les autres, de leur faire oublier la tragédie de la vie et les vicissitudes du quotidien. J’ai réussi à acquérir au prix de quels efforts une renommée qui m’a conduit jusqu’à être un des hommes les plus en vue des cours de France. Un simple bouffon, par l’importance de son rôle, peut éclipser un roi prestigieux.

Tout cela maintenant pour avoir une fin si triste ! Partir sans laisser aucune trace ! L’homme m’a fait mort mais c’est à tort car ma folie demeurera à jamais en vie. On attendait mes bons mots comme on les craignait. Maintenant, il m’en fallait trouver un avant de m’effacer du monde des vivants :

« La mort devient une chose délicieuse, tout comme la vie, il suffit de décider de ne pas les prendre au sérieux. »

Pas mal, non ?

C’était bien mon dernier bon mot, je sens que je m’en vais. Mes membres s’engourdissent mais ne me font plus souffrir, c’est déjà cela de gagné.

Je suis maintenant incapable de faire un mouvement, si ce n’est de serrer dans ma main un porte-clefs en bronze qui me représente dans mon costume de fou, ma marotte à la main. C’est une sorte de passeport pour qu’on puisse me situer quand je frapperai à la grande porte là-haut, bien au-dessus des nuages, là où il fait toujours beau.

Certains qui affirment en être revenus, te diront :

« Je n’ai vu ni entendu rien d’autre, donc il n’y a rien. »

C’est faux, il y a quelque chose mais cette chose, il faut la mériter.

Je n’ai pas vu Dieu mais j’ai vu la récompense d’une vie bien remplie où la générosité, l’honnêteté, le talent et l’amour du travail bien fait sont les laissez-passer indispensables pour rejoindre ceux que tu admires et qui t’attendent.